De l’importance des limites aux bons sentiments

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De l’importance des limites aux bons sentiments

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Lors d’une récente marche de travail avec un ami entrepreneur depuis plus de 20 ans, nous avons devisé autour des difficultés que nous sommes nombreux à rencontrer avec des collaborateurs, des clients, voire des amis qui, malgré bien des évidences et les faits, ont le plus grand mal à faire évoluer leur point de vue. Soucieux d’être bien compris sur certains aspects importants de son travail, cet ami a l’habitude de consacrer beaucoup de temps et d’énergie à de nouvelles explications, il utilise de nouvelles voies, sans toujours arriver avec certains aux améliorations recherchées. Parfois, quand celles-ci voient le jour, elles ne sont pas toutes durables.

Il faut beaucoup plus d’énergie pour rétablir une vérité que pour propager une fake news.

Nous avons extrapolé autour des difficultés traversées par notre société, où, par exemple, un nombre croissant de militants et d’activistes sans grande expérience avancent tête haute, pétris de certitudes, tout en rejetant la science et la connaissance, obligeant les experts, les professionnels et les scientifiques à des explications encore plus approfondies, sans jamais atteindre les résultats escomptés. Ce phénomène a été théorisé par Alberto Brandolini au travers de son principe d’asymétrie des baratins, tel qu’il l’a publié dans un Tweet qui a donné vie à l’aphorisme qui porte son nom : “Il faut beaucoup plus d’énergie pour rétablir une vérité que pour propager une fake news.“.

Ce constat étant opéré, il convient d’aller un peu plus loin, car une autre mécanique est en marche, plus délicate encore, puisqu’elle fait appel à un travers dont notre société n’a pas encore totalement conscience et qui peut nous conduire à bien des déboires si nous n’agissons pas rapidement.

Je lui ai partagé une métaphore routière pour exposer un point de vue qui s’est construit au fil des années, à l’appui de mes différentes expériences. J’ai pensé intéressant de vous la partager.

Deux voitures sur la route 66

Deux voitures roulent sur la mythique route 66, un matin de juillet 2022, sous un soleil déjà chaud. Dans la première, un gars sympa, prudent, père de deux enfants, mari aimant. Dans la seconde, une petite frappe, un voyou qui n’a que faire des autres, et ça fait plus de vingt ans que c’est ainsi. L’histoire de sa vie depuis qu’il a seize ans se résume à des passages répétés en prison, plus ou moins longs, pour des méfaits plus ou moins graves. Il n’a pas vraiment de limites, du moins pas telles qu’on peut entendre ce que sont des limites.

Le premier roule tranquillement vers l’ouest pour rejoindre sa sœur qu’il n’a pas vue depuis douze ans. La radio diffuse un programme où se mêlent actualité locale et musique country. Le second roule à tombeaux ouverts vers l’est, pour un rendez-vous qu’il est préférable d’ignorer. Nous ne parlerons pas de la musique qu’il écoute, c’est encore pire. Les deux véhicules sont chacun sur leur voie, les conducteurs n’ont croisé personne depuis un bon quart d’heure, ils sont donc parfaitement seuls.

Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que le second véhicule, à l’approche du premier, se déporte d’un coup sur l’autre voie. Pour jouer, pour faire peur. L’idée est venue à l’esprit du conducteur en voyant la couleur crème du break d’en face, ça lui a fait penser à celle de son père, et il en veut à son père, mais il n’a pas encore eu le courage de le lui dire en face. Le conducteur du break ne comprend pas tout de suite que la voiture rouge n’est pas sur la bonne voie, et quand enfin il réalise que, s’il ne fait rien, la collision va avoir lieu, il donne un violent coup de volant sur la droite. Ses roues mordent le bas-côté, elles mangent les hautes herbes jaunies qui bordent la route, et le break tout entier avance et s’arrête enfin sur le sol dur et poussiéreux du Texas. Il n’entendra pas l’autre conducteur l’insulter en hurlant, car à cet instant, c’est le refrain de “Take Me Home Countries Roads” de John Denver qui passe.

Cette scène, moult fois vue sur le petit ou le grand écran, illustre à merveille une des sources des difficultés que traversent nos sociétés modernes. Dans de telles luttes, c’est rarement le meilleur des deux qu’on entend le plus, puisque c’est souvent celui qui cède et renonce face à l’entêtement et l’obstination.

Dans une relation, quelle qu’elle soit, il y a toujours un individu capable de plus d’effort et de compréhension que l’autre. Compréhension vient de comprendre, dont l’étymologie latine signifie “Saisir ensemble”, ou “Saisir par l’intelligence”.1 On peut aussi parler de prendre sur soi, acte qui peut dans certains cas conduire à laisser l’autre empiéter sur soi. Chacun peut le constater dans sa propre vie.

Un renoncement qui nourrit chez l’autre la toute-puissance

Ce faisant, et de façon non consciente, nous nourrissons chez l’autre un sentiment de toute puissance. Il n’est pas confronté à des limites claires (pour lui), ou à nos propres frontières. La grande compréhension dont il bénéficie lui laisse beaucoup de place et renforce ses certitudes. La propension qu’ont certains individus à se nourrir de notre trop grande générosité ou compréhension devrait pourtant nous avoir déjà éclairés, nous en voyons déjà tous les effets. Nous connaissons tous des situations où un seul individu perturbe depuis des mois, voire des années une équipe, une résidence, une rame de métro, une soirée, un quartier entier. Pour eux, notre bienveillance n’est que de la faiblesse, tout simplement.

Ainsi, contre intuitivement, en avançant dans une plus forte compréhension de l’autre, notre civilisation contribue aussi à l’accroissement de phénomènes inquiétants. En accueillant trop largement les incivilités ou les abus, qui n’ont de cesse de progresser au sein de notre société, nous contribuons à déresponsabiliser des concitoyens dont le sens civique et la notion d’intérêt collectif sont déjà d’un faible niveau.

On assiste ainsi à d’importantes pertes de temps et d’énergie en entreprise, des dégradations de la vie quotidienne en certains lieux, une défiance de l’autorité, une forte diminution de l’attrait vers certaines professions exposées, un irrespect grandissant à l’égard des enseignants, des maires, de la police, ou encore l’abandon progressif de la politique par ceux qui ne veulent pas se perdre dans des débats qui d’années en années baissent de niveau, deviennent vulgaires, agressifs. Le niveau de tolérance de l’inacceptable progresse, des fossés se creusent entre les générations, et la propension de ceux qui font sécession ne cesse de croitre, au point de mettre de plus en plus mal à l’aise un nombre croissant de citoyens qui ne comprennent plus le monde dans lequel ils vivent.

Une trajectoire sur laquelle nous sommes depuis longtemps engagés

Ce phénomène n’est pas nouveau, raison pour laquelle il convient de parler de trajectoire sociétale plus que de phénomène social. Cette trajectoire a commencé depuis quelques décennies déjà, notre quotidien ou l’actualité regorgent d’illustrations très concrètes de cette situation. Je crois qu’il est capital, essentiel, de s’y pencher avec recul et discernement, car nous prenons, sur de nombreux domaines, des directions pour le moins inquiétantes.

Des constats déjà anciens

Mes premiers constats sur ce registre datent de 1999, date à laquelle j’ai été confronté à un lourd cas de conscience lié à des actes délinquants de trois jeunes bien connus d’une association dont j’étais alors jeune directeur. La situation m’avait contraint à aller déposer plainte contre eux, dont un avait déjà été condamné à une peine de prison avec sursis. À l’issue de la garde à vue, ce jeune a été conduit en maison d’arrêt, situation on ne peut plus délicate, et ô combien nécessaire2. Deux ans plus tard j’ai revu ce jeune qui m’a remercié d’avoir agi à temps, car plusieurs de ses amis ont très mal tourné et il savait qu’il aurait pris le même chemin s’il n’avait pas été arrêté à temps. Quatre ans plus tard, dans une autre structure, j’ai été confronté à quelques salariés qui abusaient des largesses de la direction précédente. Là aussi, il ne fut pas simple de remettre un peu d’ordre, parce qu’il est très mal vu dans le secteur associatif de diriger correctement une équipe et de parler de sanction, ce qui participe d’ailleurs à une dégradation des conditions de travail. C’est en partie ce qui a contribué à ma décision de créer mon entreprise en 2006, pour avoir les mains libres dans la gestion de mon équipe. Bien m’en a pris. De multiples autres constats ont été faits au travers des missions prises en charge, avec rapidement le constat accablant que nos belles pensées et notre “bienveillance” conduisait souvent à des dérives graves dans de nombreuses strates de notre société.

Je suis dans le privé depuis maintenant seize ans, et je vois ce milieu professionnel traversé des mêmes dérives, avec de lourdes conséquences sur la motivation générale, l’efficacité au travail, le moral.

On croit bien faire en négociant avec le cadre en entreprise ou dans la gestion des associations employeuses, en retardant à son maximum l’usage de la sanction, ou en redoublant d’efforts dans nos discussions avec les uns et les autres, militants y compris, je crois que nous faisons fausse route. Je suis malheureusement arrivé au triste constat que certains individus sont purement et simplement incapables de comprendre certaines choses, et qu’il convient de savoir les identifier et de cesser de perdre du temps à attendre une évolution. Ce constat est accablant, mais incontournable. À ne pas le regarder en face nous participons aux dérives que nous constatons tous, nous générons du mal-être au travail, dans la société, jusque dans nos familles.

Petit à petit, le rapport s’inverse, les idées simplistes se développent, le défi de l’autorité grandit, notre société se fragilise.

Je vous invite à regarder cet excellent sketch de Key & Peele, un duo de comiques américains que j’affectionne tout particulièrement, très doués pour dépeindre certains travers de notre société. C’est en anglais, mais très accessible pour les non-anglophones. Sur le principe, un policier s’apprête à interpeller un cambrioleur qui vient de commettre son méfait. Mais ce dernier essaye de voir jusqu’où il peut aller. Une parfaite allégorie de notre société.

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Références
  1. Def. Dictionnaire historique de la langue française[]
  2. Comme l’explique très justement Jeanne Quilfen, alias @siryessir sur twitter, dans son livre “Dans les yeux du procureur“, la peine de prison est parfois l’ultime limite qu’il est malheureusement indispensable d’activer avant que le pire n’arrive.[]

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